par Jean Sylvestre MONGRENIER
Le sommet atlantique de Madrid marque le plein retour de l’OTAN à sa fonction historique première. L’une des décisions essentielles aura été l’ouverture de l’OTAN à la Finlande et la Suède. Jusqu’à la veille du sommet, le président Recep Tayyip Erdogan a laissé planer le doute sur l’attitude turque. Certes, la logique du consensus a prévalu mais la guerre en Ukraine, plus largement le nouveau conflit Est-Ouest, s’inscrit dans la durée. Aussi importe-t-il d’avoir une vue d’ensemble des relations entre la Russie et la Turquie.
Sur les temps longs de l’histoire, l’étude des relations entre la Russie et la Turquie met en évidence le grand nombre des guerres qui ont opposé les deux empires (douze guerres russo-ottomanes). Il est vrai que la fin des Ottomans et la révolution bolchévique ont renouvelé la donne diplomatique et militaire. Réunis par leur opposition à l’Angleterre et aux puissances occidentales, Mustafa Kemal et les chefs bolcheviks surent alors trouver un terrain d’entente. Ainsi une délégation turque était-elle présente au congrès de Bakou (1-8 septembre 1920), lorsque Grigori Zinoviev, l’homme du Komintern, lança un appel à l’Orient et au djihad contre les « États bourgeois ». L’année suivante, le traité de Moscou (16 mars 1921) est signé. Afin d’empêcher que Français et Britanniques conservent le contrôle des détroits turcs (Bosphore et Dardanelles) et appuient les « armées blanches », les Bolcheviks livraient de l’or et des armes à Mustafa Kemal1.
La Turquie, sentinelle orientale de l’OTAN
Quatre ans plus tard, l’URSS et la Turquie républicaine, solidement établies désormais, signent un traité d’amitié et de neutralité (27 décembre 1925). En dépit du rapprochement avec la France et le Royaume-Uni, à la fin des années 1930, la Turquie se maintient à l’écart de la Deuxième Guerre mondiale et ce jusqu’en février 1945 (elle entre en guerre aux côtés des futurs vainqueurs). La propagande allemande en faveur du pantouranisme et les agissements de Von Papen, ambassadeur à Ankara, ne suffirent pas à la faire basculer du côté de l’Axe, contre l’URSS. Ce sont les ambitions géopolitiques de Staline, en 1945, qui poussent la Turquie à se tourner vers les États-Unis et l’Occident. Voulant obtenir des bases militaires dans la région des Détroits (Bosphore et Dardanelles), dans le cadre d’une révision de la convention de Montreux (1936), et récupérer les districts de Kars et Ardahan (Anatolie orientale), l’URSS dénonça le traité d’amitié et de neutralité passé vingt ans plus tôt.
Pour contrer les ambitions géopolitiques soviétiques en Turquie, plus largement dans l’Orient méditerranéen, les États-Unis envoyèrent un bâtiment de guerre (l’US-Missouri), point de départ de la constitution de la VIe Flotte américaine. La Turquie fut intégrée au plan Marshall (5 juin 1947). Dans l’intervalle, la doctrine Truman avait en effet mentionné ce pays, ainsi que la Grèce, parmi les « peuples libres » auxquels les États-Unis apporteraient leur aide. L’importance géostratégique de la péninsule anatolienne et la participation militaire de la Turquie à la guerre de Corée (1950-1953) ouvrit à cette dernière les portes de l’OTAN2 (1952). Elle y entra la même année que la Grèce, les États-Unis se montrant soucieux de maintenir un certain équilibre entre ces deux pays.
Au cours de la Guerre Froide, la Turquie fut à la fois la sentinelle orientale de l’OTAN, sur le flanc sud de l’URSS, et un balcon septentrional en surplomb du monde arabe. Celui-ci était gagné par le nassérisme et diverses formes de nationalisme pro-soviétique. De fait, l’URSS ne craignait pas d’encourager le panarabisme, sans véritablement prendre en compte les contrecoups islamistes. L’alliance occidentale avec la Turquie ne fut pas un long fleuve tranquille. Reportons-nous aux coups d’État militaires turcs (1960-1971-1980), avec leurs effets et conséquences politiques, ainsi qu’à l’invasion de Chypre (1974), nouvelle source de crises diplomatiques avec la Grèce. Malgré tout, cette alliance tint bon. Ce fait géopolitique occulta des tentatives de rapprochement entre la Turquie et l’URSS. On oublie trop souvent qu’en 1973, lors de la guerre israélo-arabe du Kippour, Ankara refusa que les États-Unis utilisent la base d’Incirlik pour ravitailler en armes Israël. En revanche, l’espace aérien turc fut ouvert aux appareils soviétiques livrant des armes aux États arabes en guerre.
Avant même la fin de la Guerre Froide, Ankara cultivait des ambitions dans le Caucase et en Asie centrale, plus encore après la dissolution de l’URSS. La « synthèse turco-islamique » — développée à l’époque de la dictature militaire, elle est perpétuée sous la présidence de Turgut Özal (1989-1993) —, et le pantouranisme devaient être les véhicules de l’influence turque dans l’Eurasie post-soviétique. A Washington, nombre d’officiels et d’experts voyaient la Turquie dite « kémaliste » (les lignes avaient bougé) comme la réponse adéquate au défi déjà posé par la révolution islamique iranienne de 1979 (le khomeynisme) et ses retombées dans l’ensemble du Moyen-Orient (le djihadisme de facture chiite stimulait le sunnite). Dans les années 1990 était envisagé un « triangle » hégémonique entre Washington, Tel-Aviv et Ankara, afin de dominer le Grand Moyen-Orient, de l’Est de la Méditerranée à l’Asie centrale. Bien évidemment, ces ambitions turques incommodaient la Russie post-soviétique. Plongée dans une crise multiforme, celle-ci était néanmoins décidée à reprendre le contrôle de son « étranger proche ». Ne disposant pas de la masse critique requise pour faire la différence, la Turquie ne put réaliser ses ambitions eurasiatiques. Il reste que les antagonismes avec la Russie ont persisté au-delà de la Guerre Froide.
Parallèlement, les premiers signes d’une détérioration des relations turco-américaines sont identifiables dès les années 1990 : la guerre du Golfe (1990-1991) et l’affirmation des revendications kurdes en Irak, avec ses répercussions dans le Sud-Est de l’Anatolie — le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) y mena une longue insurrection, entre 1984 et 1999 —, suscitaient la colère d’Ankara. À cette époque déjà, politiques et militaires turcs éprouvaient le sentiment que les Occidentaux ne prenaient pas en compte leurs intérêts de sécurité. Si la crise irakienne de 2002 et la guerre qui suivit coïncidèrent avec l’arrivée au pouvoir de l’AKP (Parti de la Justice et du Développement), c’est moins l’identité politico-religieuse de ce parti que les développements de la question kurde qui commencèrent d’endommager l’alliance turco-américaine.
Un temps, les ambitions moyen-orientales d’Erdogan, premier ministre à partir de 2003 (il est élu président en 2014), désireux d’exploiter les opportunités géopolitiques du « Printemps arabe », et la répression de Bachar Al-Assad en Syrie ouvrirent la perspective de nouvelles convergences turco-occidentales. Inversement, Ankara et Moscou soutenaient des camps opposés en Syrie. A l’automne 2015, une violation de l’espace aérien turc par un bombardier russe, sitôt abattu par deux F-16 turcs, laissa craindre une dangereuse escalade militaire entre Ankara et Moscou. Quand Vladimir Poutine dénonçait un « coup de poignard » dans le dos, Erdogan veillait à consolider ses appuis à l’Ouest.
Les ambiguïtés stratégiques turques et la Russie
C’est la conjonction de deux événements qui détermina ensuite un retournement de situation. D’une part, le surgissement de l’« État islamique » à l’été 2014, dans une sorte de « Sunnistan » syro-irakien, qui entraîna la formation d’une coalition américano-occidentale ; pour mener les combats au sol, les Occidentaux, au grand dam d’Ankara, furent conduits à jouer la carte kurde3. D’autre part, le coup d’État raté de militaires turcs, disciples de Fethullah Gülen, le 15 juillet 2016, bouleversa la situation politique intérieure et internationale. Le président turc était persuadé de l’implication américaine et Poutine sut instrumentaliser la conjoncture. Avec un objectif à long terme : désolidariser la Turquie de ses alliés occidentaux et détruire l’OTAN.
Si l’envoi d’une lettre dans laquelle Erdogan formulait ses « regrets », à la fin du mois de juin 2016, avait permis d’amorcer une réconciliation avec la Russie, la rapidité avec laquelle le président russe apporta son soutien à son homologue turc, le 15 juillet 2016, a bien imprimé un nouveau cours aux relations turco-russes. Le 9 août suivant, Poutine était le deuxième chef d’État, après le président du Kazakhstan, à rencontrer Erdogan, en visite officielle à Saint-Pétersbourg. Ce dernier donnait du « cher ami » au président russe et le remerciait du « soutien moral » qu’il lui avait apporté au cours de cette épreuve. Dans le même temps, le président turc et ses proches vilipendaient les États-Unis et l’Union européenne, accusés de complaisance à l’égard de Gülen, de sa confrérie et des putschistes4.
Très vite, la réconciliation eut des effets économiques : les flux touristiques russes reprirent et les exportations agricoles turques retrouvèrent place sur les étalages des magasins russes. Ensuite, le projet de gazoduc Turkish Stream, annoncé en décembre 2014 et reporté un an plus tard, fut relancé. Sur le plan régional, Ankara lâcha les combattants d’Alep moyennant la constitution d’une zone de sécurité turque à l’ouest de l’Euphrate. Ensuite, le « processus d’Astana » — il associe la Russie, l’Iran et la Turquie —, mit en place des « zones de désescalade », toutes depuis tombées en les mains du régime de Damas, à l’exception de la province d’Idlib, considérée comme un protectorat turc.
À Idlib, Russes et Turcs se sont depuis entendus sur le maintien du statu quo. Provisoirement du moins car pour Moscou, cette province est un « levier » : lorsque les relations avec Ankara se détériore, les bombardements reprennent, menaçant ainsi la Turquie de nouveaux flux de réfugiés (la Turquie accueille près de 4 millions de réfugiés syriens). Si le régime de Damas et l’Iran sont hostiles à cette présence turque, il importe de réaliser que les convergences turco-russes dépassent la seule question syrienne. On sait le rôle du facteur énergétique, i.e. les importations turques de gaz et la construction d’une centrale nucléaire russe à Mersin, sur la côte méridionale de Turquie, en Méditerranée orientale. À ces intérêts bilatéraux s’ajoute l’achat par la Turquie de batteries de S-400, un contrat de 2,5 milliards de dollars dont la moitié est financée par un prêt russe : ces défenses anti-aériennes et anti-missiles ont été livrées en juillet 2019.
Ce contrat militaro-industriel est dénoncé par les dirigeants américains pour lesquels de telles armes sont incompatibles avec la défense intégrée de l’OTAN et le déploiement de F-35 dans l’espace aérien turc. Aussi la Turquie, entre autres sanctions, a-t-elle été évincée de ce programme aéronautique (juillet 2019). Par ailleurs, les différentes opérations militaires turques menées dans le nord de la Syrie, pour interdire la constitution d’une « ceinture kurde » (la Rojava invoquée par le PKK et sa branche syrienne, le PYD), conduisent le Canada et plusieurs pays européens à mettre en place un embargo militaire.
Du point de vue russe, il y a un intérêt évident à détacher la Turquie de l’orbite américaine et à ébranler la cohésion de l’OTAN. Quant à la dérive de la Turquie vers la Russie, faut-il parler de la fuite en avant d’un pouvoir à caractère autocratique et personnel ? Les jeux tactiques et alliances circonstancielles visant à s’extraire du théâtre syrien sont-ils allés au-delà des objectifs initiaux ? La thématique d’un axe Moscou-Ankara et d’un ralliement à l’Organisation de Coopération de Shanghaï (OCS) laisse dubitatif. On sait que cette rivalité-coopération entre les deux pays dépasse la seule Syrie. En Libye, Turcs et Russes se retrouvent face-à-face. Quand les premiers soutiennent le gouvernement de Tripoli, reconnu par l’ONU, les seconds apportent leur appui, y compris sur le plan militaire (par l’intermédiaire du groupe Wagner), au général Khalifa Haftar, maître de la Cyrénaïque (l’est de la Libye). C’est le vigoureux soutien militaire turc (drones et mercenaires syriens) qui permet au gouvernement de Tripoli de repousser l’offensive d’Haftar (« bataille de Tripoli », 2019-2020). Depuis, la Libye est de facto placée sous une sorte de condominium turco-russe.
Une « entente brutale » avec la Russie
À l’automne 2020, lors du conflit entre Arméniens et Azerbaïdjanais pour le Haut-Karabakh, Turcs et Russes sont à nouveau en situation de rivalité. Alors que Moscou met à profit cette guerre pour étendre son pouvoir à la totalité du Caucase du Sud, Ankara entend effectuer une percée dans la région et ouvrir un corridor de circulation vers la mer Caspienne, lui permettant ainsi d’accéder directement à l’Asie centrale. C’est à ces fins que l’Organisation des États turciques est refondée et monte en puissance : le Turkestan est vu depuis Ankara comme le champ d’expansion du pouvoir et de l’influence de la Turquie. À cet égard, l’intervention militaro-policière russe au Kazakhstan, pour soutenir le pouvoir en place violemment contesté sur place (janvier-février 2022), vise à réaffirmer l’emprise du Kremlin sur ce vaste État, membre de l’Union eurasienne, et dans l’ensemble de l’Asie centrale autrefois soviétique.
Ces rivalités et zones de frictions entre la Turquie et la Russie pourraient laisser à penser que ces deux pays sont voués à s’affronter directement une nouvelle fois dans une grande guerre, ce qui serait conforme à leur longue histoire. Il reste que cette « entente brutale » qui alterne crises, brefs épisodes armés et négociations, continue à prévaloir, Moscou et Ankara trouvant un terrain d’entente pour évincer les Occidentaux et se partager les « dépouilles ». De part et d’autre, les dirigeants ont le sentiment que le monde bascule vers l’Orient et que l’avenir leur appartient. Des observateurs avertis soulignent l’influence à Ankara de cercles militaro-nationalistes et eurasistes qui, regardant vers l’Est et les nouvelles routes de la soie, songent à une « OTAN eurasiatique ». Pour ces gens, il est plus important de jeter les bases d’une alliance avec la Russie et la Chine populaire que de renouveler le partenariat stratégique turco-américain et perpétuer l’OTAN5.
Simultanément, les relations de la Turquie avec les États-Unis et ses alliés occidentaux se détériorent au cours des années 2019 et 2020. Aux désaccords sur les achats d’armes et sur les opérations turques dans le Nord de la Syrie, précédemment exposées, s’ajoutent les crises à répétition avec Chypre et la Grèce. Au-delà des problèmes anciens de délimitation des espaces aéro-maritimes turcs et grecs en Mer Égée, et de la réunification de l’île de Chypre (Ankara a unilatéralement reconnu une République turque de Chypre-Nord), se pose désormais de nouvelles questions : la délimitation des zones exclusives dans le Bassin Levantin et les droits d’exploitation des gisements de gaz ; le statut des îles grecques situées à proximité de la côte turque, Ankara exigeant leur désarmement et allant jusqu’à contester la souveraineté grecques sur ces îles (c’est une remise en cause du traité de Lausanne, signé en 1923). La signature avec le gouvernement de Tripoli (Libye) d’un accord de délimitation zones maritimes exclusives porte le problème à l’échelle de la Méditerranée orientale et centrale (cet accord est dénoncé par la France, l’Italie et l’Égypte).
L’envoi de navires de forages et de bâtiments militaires turcs dans les eaux chypriotes et grecques causent de graves tensions, au péril d’une escalade guerrière. La Grèce cherche des réassurances du côté des États-Unis et de la France qui bénéficient de facilités navales et aériennes accrues (elles sont susceptibles de compenser l’éventuelle fermeture d’Incirlik et d’autres bases turques aux forces militaires de l’OTAN). Prend également forme un triangle diplomatique Athènes-Nicosie-Jérusalem, autour du projet d’EastMed (un projet de gazoduc depuis le Bassin Levantin vers l’Europe), avec de possibles prolongements militaires. L’Égypte et les Émirats arabes unis, fort hostiles au soutien que la Turquie apporte aux Frères musulmans dans la région, les rejoignent et constituent un forum régional du gaz. La réponse aux prétentions et entreprises de la Turquie provoque l’isolement de cette dernière. Vu de Moscou, ce pays apparaît comme un bélier capable de déstabiliser le flanc sud de l’OTAN et l’ensemble du théâtre méditerranéen. En somme, une alliée objective du Kremlin.
L’isolement est tel que le président turc se décide à trouver des accommodements avec ses voisins immédiats comme au Moyen-Orient. Là-dessus, le déclenchement par la Russie d’une guerre de haute intensité en Ukraine, après huit ans de guerre occulte, semble aller dans le sens d’une réaffirmation des alliances occidentales : la Turquie dénonce l’agression russe, arme l’Ukraine (la livraison de drones avait commencé avant l’offensive du 24 février 2022) et ferme les Détroits à la marine de guerre russe. Certes, les tentatives diplomatiques turques suscitent des doutes. De même, l’absence de toute sanction économique turque marque une nette différence avec les décisions prises par les Occidentaux. Pourtant, la posture diplomatico-stratégique de la Turquie rassure ceux qui craignaient un basculement vers la Russie dans le cadre d’une grande manœuvre eurasiste.
Au milieu de la tourmente, la volonté de la Finlande et de la Suède d’entrer dans l’OTAN constitue une excellente nouvelle. Cela modifierait le rapport des forces dans la région nordico-baltique6, avec des effets également dans la zone Arctique. Concrètement, la défense des États baltes serait plus commode à organiser et la Baltique prendrait l’allure d’un « lac » occidental. Encore faut-il que la Turquie lève la menace d’utiliser son pouvoir de blocage (les décisions au sein de l’OTAN se prennent par consensus). Une telle perspective ainsi que les tensions renouvelées avec la Grèce, à propos des îles et eaux de la mer Égée et de la Méditerranée orientale, appellent à nouveau l’attention sur l’incertitude de l’alliance turque. À l’épreuve des faits, il appert que le recentrage de la diplomatie turque ces deux dernières années s’expliquait par les circonstances : la modification du rapport des forces au niveau régional (voir plus haut) et les inconnues liées à la mise en place d’une nouvelle Administration américaine. Avec à l’arrière-plan, la dégradation de la situation intérieure turque (économie, inflation, affaiblissement de l’AKP et de son hégémonie politique). Mais les problèmes de fond demeurent.
L’Ukraine : une épreuve de vérité ?
Pour Erdogan, la guerre en Ukraine, conflit dont les développements pourraient mettre en péril la Turquie, est aussi une fenêtre d’opportunité. Il maintient un certain équilibre entre ses alliés de l’OTAN et l’agresseur russe, de façon à préserver l’avenir (la Turquie se pose en intermédiaire). Dans l’immédiat, le nécessaire accord d’Ankara à l’entrée de la Finlande et de la Suède dans l’OTAN ouvre la possibilité d’obtenir des contreparties7. Ne négligeons pas de surcroît les moyens de pression du Kremlin sur la Turquie : la dépendance de celle-ci en matière de blé, de gaz et de pétrole ; une possible campagne de bombardements sur Idlib, ce qui causerait de nouveaux flux de réfugiés vers la Turquie. Un veto turc à l’encontre de la Finlande et de la Suède signifierait que les désaccords avec ces deux pays, qui devraient être discutés dans un cadre bilatéral, passent avant le bien commun de l’Alliance atlantique et les nécessités de la défense contre la « Russie-Eurasie ». Dans un tel cas, c’est le système de gouvernement turc, placé sous la domination d’une hyperprésidence, qui remettrait en cause la place de la Turquie dans les alliances occidentales. Les conséquences stratégiques en Méditerranée seraient aussi importantes, la Russie développant une stratégie d’ensemble sur le flanc sud de l’Europe, depuis le Levant jusqu’au Maghreb, en passant par la Libye8.
D’aucuns pointent le caractère autoritaire du régime turc pour mettre en cause la politique étrangère d’Ankara mais on se souvient qu’à l’époque des coups d’État militaires, il avait bien fallu transiger (la menace soviétique primait). Les questions relatives à l’autoritarisme turc ne sont pas abordées de front lors du sommet de Madrid (28-30 juin 2022). Une nouvelle fois, les priorités stratégiques sont plus pressantes, d’autant plus que la présente situation met en évidence l’influence limitée de l’Occident sur les positions des pays dits « émergents » ou « non alignés »9. Faudrait-il volontairement s’aliéner un allié précieux ? N’est-il pas préférable de temporiser ? Telles sont les questions que le comportement diplomatico-stratégique de la Turquie et son rapport spécial à la Russie posent à ses alliés et partenaires de l’OTAN, plus largement à l’Occident. Dans les jours qui précèdent le sommet de Madrid, l’interrogation centrale est la suivante : Erdogan ne pratiquerait-il pas un double jeu ? L’hypothétique blocage des candidatures de la Finlande et la Suède, profitable à la Russie, pourrait viser l’obtention de la part du Kremlin de contreparties sur le plan géoéconomique (un rôle central de la Turquie dans le commerce du blé russe et ukrainien par exemple), plus encore dans la poursuite de ses objectifs stratégiques et géopolitiques en Syrie10 (le contrôle l’intégralité de la frontière turco-syrienne, avec une zone de sécurité en avant sur toute sa longueur).
Las ! Le jour même où les chefs d’État et de gouvernement de l’Alliance atlantique se réunissent, Erdogan, après une ultime séance de négociation avec les premiers ministres finlandais et suédois, sous l’égide du secrétaire général de l’OTAN, dénoue ses positions : la Turquie ne refusera pas l’entrée de ces deux pays nordico-baltiques. Pour l’essentiel et autant que l’on sache, les contreparties portent sur une politique plus ferme à l’encontre du PKK et de ses agissements sur le sol de la Finlande et de la Suède (cette dernière aurait conduit jusqu’alors une politique plus « relâchée » que celle de la Finlande). Les restrictions sur les ventes d’armes devraient aussi être levées. Quant aux États-Unis, s’ils ont probablement exercé des pressions sur la Turquie, on ne sait pas s’ils auront une position plus flexible en matière de vente d’armes. Au vrai, l’Administration Biden n’a pas attendu le sommet de Madrid pour inciter les Congrès américain à accepter la vente de F-16 à la Turquie.
Fin de l’histoire ? Nenni. Au-delà des transactions inhérentes à ce type d’accord (nous ne vivons pas dans le monde de Boucle d’Or), il faut penser qu’une certaine ambiguïté stratégique turque à l’égard de la Russie demeurera. La question est de savoir jusqu’où ? In fine, s’agit-il pour Ankara de contrer la Russie en Ukraine et dans le bassin de la mer Noire11, en bonne intelligence avec ses partenaires occidentaux, sans pour autant rompre tous les liens et en tenant compte d’un certain nombre de dépendances (importations énergétiques et alimentaires, menaces russes sur Idlib et chantage migratoire) ? La Turquie ne chercherait-elle pas à conserver la possibilité de négocier les termes d’un condominium turco-russe dans ce bassin et sur d’autres théâtres, l’appartenance à l’OTAN lui servant de levier ? On peut aussi penser que la nouvelle guerre froide a sa propre logique, indépendamment du machiavélisme et des expectatives de ceux qui voudraient « traire deux vaches à la fois ». Ainsi ne peut-on croire que Poutine serait globalement indifférent à l’entrée de la Finlande et de la Suède dans l’OTAN. L’accord de la Turquie à cet élargissement ne sera pas sans effets sur sa relation avec la Russie12.
In fine, une « nouvelle Turquie »
Enfin, les ambiguïtés stratégiques de la Turquie à l’égard de la Russie ne sauraient à notre sens s’expliquer par la seule personnalité d’Erdogan, ses sautes d’humeur et son caudillisme à la mode néo-ottomane. La « nouvelle Turquie » n’est plus un simple pivot géopolitique mais est devenue un acteur géostratégique de plein exercice. Ses vues et ses intérêts, du moins l’idée que ses dirigeants s’en font, ne pourront pas être tenus pour quantité négligeable par les puissances occidentales. Or, le fait est que la Turquie se voit d’abord et avant tout comme un État-phare du Grand Moyen-Orient et du monde islamique, de l’Afrique du Nord au Turkestan et jusqu’en Asie du Sud-Est (voir les liens avec la Malaisie et l’importance de l’Indonésie, premier pays musulman au monde). Aussi ses alliés et partenaires, tout en composant sur certaines questions, devront continuer à promouvoir d’autres options stratégiques dans la « plus grande Méditerranée » comme au Moyen-Orient. C’est encore la meilleure manière de conserver à bord la Turquie.
- La politique étrangère philo-bolchevik de Mustafa Kemal n’empêcha pas au demeurant la dure répression des communistes turcs. Les tours et détours de la dialectique marxiste-léniniste s’accommodent aisément de ce machiavélisme de bas étage. ↩
- Il s’agissait d’une brigade d’environ 5 500 hommes. Au total, près de 15 000 soldats turcs ont été engagés en Corée entre 1950 et 1954. ↩
- En l’occurrence, il s’agissait du PYD (Parti de l’union démocratique), branche syrienne du PKK, et de l’YPG (Unités de protection du peuple), son bras militaire. L’YPG est la colonne vertébrale des FDS (Forces démocratiques syriennes), forces arabo-kurdes engagées contre l’« État islamique ». ↩
- Fethullah Gülen vit aux États-Unis depuis 1999. Avant ce retournement de situation, l’AKP et la confrérie de Gülencoopéraient étroitement pour purger l’appareil d’État et l’armée des éléments kémalistes (voir les affaires judiciaires Ergenekon et Balyoz). ↩
- L’eurasisme turc est un patchwork idéologique qui rassemble des éléments hétéroclites, en partie issue de l’extrême-gauche anti-occidentale et du maoïsme. ↩
- Sur cette région géopolitique, voir Jean-Sylvestre Mongrenier, « Histoire, géopolitique et perspectives de la mer Baltique », Desk-Russie, 27 mai 2022. ↩
- Ankara met en avant le supposé laxisme d’Helsinki et de Stockholm à l’égard du PKK et veut obtenir la levée de l’embargo sur les armes qui suivit les opérations militaires turques dans le nord de la Syrie. L’objectif serait aussi que Washington, à défaut d’accepter les S-400 russes achetés par la Turquie et de réintégrer cette dernière dans le « club F-35 », consente à lui vendre des F-16, afin de moderniser la force aérienne turque. ↩
- La position dominante de la Russie en Syrie, avec les bases de Tartous et Hmeimim, lui assure le pouvoir de déstabiliser la Turquie d’une part, Israël de l’autre. En Libye, l’engagement turc auprès du gouvernement de Tripoli a mis fin à la progression militaire du général Haftar, soutenu par Moscou. Néanmoins, la Russie a développé de longue date des relations militaro-industrielles étroites avec les généraux algériens et le Kremlin pourrait instrumentaliser les tensions algéro-marocaines pour déstabiliser le bassin occidental de la Méditerranée. ↩
- Significativement, quelques-uns de ces pays invités au G7 d’Elmau (Bavière), le 27 juin, l’avaient été quelques jours plus tôt, lors du sommet des BRICS, quatre jours plus tôt. Ces pays émergents et non-alignés sont l’objet d’une bataille d’influence entre l’Occident, soucieux d’éviter un scénario géopolitique du type : « the Rest versus the West », et l’axe sino-russe. L’enjeu global porte sur la configuration d’un monde que Pékin et Moscou veulent « post-occidental », au plein sens du terme. ↩
- L’objectif général d’une future opération turque dans le nord de la Syrie serait de donner forme à une « ceinture arabe » (islamique) entre la Méditerranée orientale et le fleuve Tigre, interdisant ainsi la constitution d’une « ceinture kurde ». L’objectif est en partie atteint, notamment à l’ouest de l’Euphrate mais aussi dans la partie centrale de la région. Cette zone de sécurité, d’une épaisseur de trente kilomètres environ, est destinée à accueillir des Syriens aujourd’hui réfugiés en Turquie. ↩
- Sur cette région géopolitique, voir Jean-Sylvestre Mongrenier, « La mer Noire : un enjeu stratégique dans les tensions Europe-Russie », Desk-Russie, 20 mai 2021. ↩
- Le 29 juin 2022, Sergueï Riabkov le vice-ministre russe des Affaires étrangères, a déclaré que l’élargissement à la Finlande et à la Suède était «profondément déstabilisateur». Si l’engagement militaire en Russie semble exclure pour le moment une menace directe sur la zone nordico-baltique, il faut redouter l’intensification des pressions russes et une forme de « guerre hybride ». Au demeurant, la Lituanie est déjà ouvertement menacée (voir la question de Kaliningrad, l’ex-Königsberg) et le déploiement au Belarus de missiles balistiques à capacité nucléaire a été annoncé. La confrontation avec la « Russie-Eurasie » porte sur un vaste espace qui court de la mer de Barents à la mer Noire, espace auquel il faut adjoindre le théâtre méditerranéen. ↩