par Jean-Sylvestre MONGRENIER
Alors que la guerre en Ukraine est entrée dans son sixième mois et que s’impatientent ceux qui auraient tant voulu que Vladimir Poutine se contente d’une rapide prise de gages dans le bassin du Don (le Donbass), le géopolitologue Jean-Sylvestre Mongrenier propose de revenir sur le « réalisme », ses impasses et la « fin de l’histoire ».
Après quelques mesures à caractère cosmétique, l’Occident aurait pu entériner cette politique du fait accompli, et renouer avec l’affairisme. Ce sont ces « réalistes » qui, mezzo voce, feignent la compassion pour les Ukrainiens et expliquent que les abandonner dans leurs steppes serait le meilleur service à leur rendre. En vérité, ces cyniques au petit pied, infatués de Realpolitik au point d’oublier la réalité, ignorent le caractère « épochal » de la guerre d’Ukraine[^1].
De prime abord, il importe de rappeler que cette guerre a commencé entre février et mars 2014, lorsque Poutine, désireux de prendre le contrôle de l’Ukraine, commença par se saisir manu militari de la Crimée pour déclencher ensuite au Donbass une guerre dite « hybride », i.e. une guerre occulte et irrégulière. Déjà, le maître du Kremlin pensait qu’un effet domino lui livrerait la partie de l’Ukraine à l’est du Dniepr. Dès lors, le reste du territoire serait aisément satellisé. Alors même que ces événements se produisaient, les « réalistes » ne voulaient y croire : tout au plus s’agissait-il d’une « gesticulation » visant à améliorer sa main pour les négociations à venir1. On eut ensuite la fable du bon tsar, mal conseillé, auquel il fallait tendre la main pour le sortir d’un mauvais pas.
Une guerre longtemps occultée
En 2014 et 2022, cette agression de la Russie et de ses affidés locaux a provoqué la mort d’environ 13 000 personnes, sans parler des blessés, des mutilés, des combattants et des civils traumatisés par la guerre, et des centaines de milliers d’Ukrainiens qui durent alors fuir leurs foyers et les zones de guerre. Les dommages économiques furent également gravissimes, au point d’obérer la modernisation de l’Ukraine. En vérité, c’était l’effet recherché, la misère et la stagnation étant supposées miner la cohésion politique intérieure et décourager les pays occidentaux de prolonger leur soutien financier.
Dans les cercles militaires et stratégiques occidentaux, les esprits étaient accaparés par le thème de la « guerre hybride » et celui de la « doctrine Guerassimov », censée guider l’action politico-militaire russe. Au vrai, il y avait quelque chose de rassurant, cette « guerre non linéaire », selon l’expression russe, se déroulant d’abord sur le terrain de l’information, de la propagande et de l’action psychologique : pas de grande guerre, au sens classique du terme, à l’horizon. Ouf ! La dénonciation du complotisme et le fact-checking seraient nos « devoirs citoyens ».
Certes, l’expression de « guerre de haute intensité » apparaît dans la littérature militaire occidentale, mais bien des dirigeants et responsables politiques européens n’y croient pas vraiment. Les mieux disposés y voient un exercice de prospective, voire une prophétie autodestructrice. Accorder un peu d’attention à cette menace suffirait à la dissiper. D’autres dénoncent une fiction — un « narratif », comme ils aiment à dire —, destinée à habiller la « domination américaine » et les intérêts des marchands d’armes.
Pour le plus grand nombre, la lutte contre le djihadisme, dans le « Sunnistan » syro-irakien et au Sahel, est plus importante ; il serait malvenu de contester cette hiérarchie des menaces. Aussi l’intervention russe en Syrie, l’année qui suit le début de la guerre en Ukraine, est-elle parée de toutes les vertus : Poutine allait simultanément détruire l’État islamique, refouler les Gardiens de la Révolution et les milices panchiites iraniennes et, de surcroît, nous débarrasser de Bachar al-Assad, décidément trop gênant. « Poutine et Assad ne sont pas mariés », entonnent les propagandistes de la Russie, ricanant et clignant de l’œil.
Sincèrement, certains pensent que le maître du Kremlin pourrait remplacer au pied levé l’homme qui garantit les intérêts stratégiques russes au Levant. Son factotum en quelque sorte. De tout cela, il ressort que Poutine n’est pas un mauvais bougre. En six mois, expliquait l’un de ses thuriféraires et biographes, Poutine aurait vaincu et rassemblé les protagonistes régionaux autour d’une table, le Koutouzov du nouveau millénaire se muant alors en un « Metternich des sables ».
Que de questions journalistiques sur le thème du « génial stratège » ou de l’homme d’État chevronné, dépositaire de la sagesse des nations : « Trop fort, Poutine ! » Le niveau des enjeux méritait bien que l’on mette sur « pause » la guerre en Ukraine. Comme si l’on pouvait descendre à volonté du char de l’Histoire, à la manière d’un voyageur qui fait arrêter son taxi pour en descendre2. Mieux : la guerre contre l’« État islamique » allait ressusciter la « grande alliance » antiterroriste de septembre 2001, un bref moment mise à profit par Poutine pour raser Grozny et abandonner la Tchétchénie au clan Kadyrov.
C’est au cours de cet interregnum — les États-Unis sont atteints par une grande fatigue géopolitique et l’axe révisionniste sino-russe parle de prendre la relève — que se met en place la situation stratégique dans laquelle nous sommes désormais plongés. Il est possible que les historiens de l’avenir fassent commencer cette nouvelle guerre froide en 2014, lorsque la « Russie-Eurasie » procéda à la première conquête territoriale en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Néanmoins, l’expression même de guerre froide est bannie, avec un argument imparable : « Ce n’est pas pareil », nous explique-t-on. Et de recenser les différences objectives entre les deux époques, avec un développement sur la « multipolarité ».
Les mots et les choses
Pourtant, la Seconde Guerre mondiale ne fut pas la reproduction à l’identique de la Première, et celle-ci présenta d’autres caractéristiques que la guerre franco-prussienne de 1870-1871. Sur une plus longue échelle de temps, que de changements entre la « première guerre de Cent Ans » (1337-1453) et ce que certains historiens nomment la « seconde guerre de Cent Ans » (1688-1815) ! Et que dire des guerres de l’Antiquité, comparées à celles de l’ère industrielle ?
Faudrait-il donc ne plus utiliser le terme de guerre pour subsumer ces différents conflits armés et sanglants entre collectivités politiques ? Dans son Vom Kriege, Clausewitz écrit que « la guerre est un caméléon » : il en est de même pour la guerre froide, cet état hybride de paix-guerre qui pourrait être un avant-guerre3. Devant l’évidence des faits, on ne peut que s’interroger : complaisance ou aveuglement ? Est-on encore capable en Occident de penser la politique comme « essence », c’est-à-dire une activité originaire distincte de la morale, de l’économie ou d’autres activités consubstantielles à la nature humaine ?
Au demeurant, cette incapacité à désigner les choses par leur nom se retrouve, lorsqu’il faut qualifier les rapports diplomatico-stratégiques de la Russie avec la Chine populaire, ou encore avec l’Iran chiite. Que de réticences à employer le terme d’alliance ! On préfère parler d’« axe de convenances », d’« amitié de circonstance », d’« entente pragmatique » (le « pragmatisme » est très tendance), entre autres euphémismes. Un langage abscons, peuplé d’abstractions déréalisantes, qui vous ferait appeler au secours les médecins de Molière. Serait-ce là un symptôme de la postmodernité ?
Toujours est-il que les tenants et les aboutissants de la guerre menée par la Russie-Eurasie contre l’Ukraine dépassent très largement les intérêts de cette dernière, et l’imagination des « réalistes ». Il s’agit là d’une guerre à but absolu, l’enjeu pour Poutine étant d’annihiler l’Ukraine en tant qu’État national et, au minimum, de pratiquer un ethnocide culturel et linguistique. À l’évidence, une telle entreprise entre en résonance avec le « génocide par la faim » (Holodomor) infligé à l’Ukraine par Staline et les bolcheviks dans les années 1930.
Au regard de la situation sur le terrain (voir l’échec de l’« opération spéciale » du 24 février), le maître du Kremlin ne semble pas avoir tous les moyens de sa politique. Cependant, notre homme ne voit pas les choses ainsi. Or, les perceptions et les représentations géopolitiques des protagonistes font partie de la réalité. Par ailleurs, le potentiel de puissance de la Russie-Eurasie ne saurait être sous-estimé, ni sa tentation autarcique4.
Tout cela pour dire que, sauf défaite militaire de la Russie, choc géopolitique et accès au pouvoir d’autres hommes et forces politiques, ces six mois de guerre ne sont qu’un début. Près du tiers du territoire ukrainien est sous la botte russe, dont plus du cinquième des terres à blé et des infrastructures dites « critiques » (ports de la mer Noire et de la mer d’Azov, canal de Crimée, centrale nucléaire de Zaporijjia). Et ce que Poutine ne pourra pas conquérir de suite, il le détruira.
De fait, l’entreprise est déjà bien amorcée (destruction de villes entières et de terres agricoles, bombes incendiaires dans les champs de blé). Cette entreprise de conquête et de destruction entraîne un gigantesque remaniement démographique — 12 à 13 millions de « réfugiés » et de « déplacés » —, qui prend l’allure d’un « nettoyage ethnique ».
Un projet révisionniste global
Au-delà, cette guerre de la Russie s’inscrit dans un projet politico-militaire révisionniste qui vise à reconstituer la sphère de domination russo-soviétique (l’Empire rouge, sans le communisme). Ce « réunionisme » assumé, en paroles et en actes, implique l’extension du domaine de la lutte, de la mer de Barents à la mer Noire, en passant par la Baltique.
En dynamique, les États baltes, la Moldavie, les anciens satellites centre-est européens aussi, qualifiés par Sergueï Lavrov de « démocraties populaires orphelines », sont menacés. L’appartenance nominale de ces pays à l’OTAN ne suffira pas : il faudra renforcer cette « barrière orientale » (voir les décisions prises au sommet atlantique de Madrid, 28-30 juin 2022)5.
Soyons conscients que le maître du Kremlin ne s’arrêtera pas de lui-même à l’Europe centrale et orientale. Dans sa vision du monde, c’est toute l’Europe qui devrait passer sous la domination russe, sous la forme d’une « finlandisation » en ce qui concerne la partie occidentale. Un tel projet présuppose l’effondrement de l’OTAN, ce qui mettrait fin au couplage géostratégique entre les deux rives de l’Atlantique Nord. Une Europe divisée et fragmentée — l’« Internationale des nationalistes » prônée par les prétendus rénovateurs de l’Europe laissant rapidement place aux querelles de voisinage — serait à la botte de Moscou.
Dans un tel schéma, la « finlandisation » consisterait à mettre l’économie et les ressources de l’Europe au service des ambitions de la Russie-Eurasie, celle-ci ayant dès lors les moyens de rééquilibrer son alliance avec la Chine6. Ainsi l’Europe serait-elle réduite à n’être que le « petit cap » d’une Grande Eurasie sino-russe. Gageons qu’il ne manquerait pas de « réalistes » pour expliquer que la fonction de la France, dans cette Grande Eurasie, serait de garder les plages de Normandie et de la façade atlantique, afin d’empêcher un nouveau débarquement d’« Anglo-Saxons ».
Il faut encore élargir la focale. Au-delà des destinées de l’Europe, c’est le sort du monde qui se joue, de l’Ukraine jusqu’au détroit de Taïwan. La Russie-Eurasie, la Chine populaire et l’Iran chiite sont en passe de former un bloc de puissances révisionnistes dirigé contre ce que l’on nomme ici, non sans emphase, l’« ordre international libéral ». Plus concrètement, il s’agit de détruire la séculaire hégémonie occidentale dont les États-Unis sont les héritiers.
De manière ouverte, Poutine et les siens s’inscrivent dans une telle perspective et se tournent vers la Chine populaire. Ils anticipent une rupture d’équilibre et un basculement général au profit de l’Asie, le « jeu » russe consistant à se placer dans le sillage de Pékin et à pratiquer une sorte de maraudage géopolitique. Mutatis mutandis, ce jeu n’est pas sans rappeler celui de la Moscovie à l’époque de l’Empire mongol, Alexandre Nevski et ses successeurs levant le tribut en Slavie orientale pour le compte du Grand Khan. Notons ici que les propagandistes du Kremlin, sur les ondes de la télévision russe, n’hésitent pas à invoquer le souvenir et l’esprit de l’Empire mongol.
Aussi comprendra-t-on que le pénible exercice des « réalistes » consistant à deviser sur le « péril jaune », censé réunir l’Europe, l’Amérique du Nord et la Russie contre Pékin, est vain et trompeur : le Kremlin mise sur l’affirmation chinoise et le bouleversement induit par le déplacement des rapports de puissance et de richesse vers l’Orient pour que la Russie-Eurasie puisse prendre sa revanche sur l’Occident. Dans l’immédiat, Poutine et Xi Jinping pratiquent un dos-à-dos, depuis l’Ukraine et l’axe Baltique-mer Noire jusqu’au détroit de Taïwan et dans les « méditerranées asiatiques » (les mers de Chine du Sud et de l’Est, auxquelles il faut adjoindre la mer du Japon).
Dans leur entreprise de destruction, Pékin et Moscou peuvent compter sur le soutien de puissances révisionnistes et d’« États perturbateurs », de moindre poids certes, mais dotés d’un redoutable pouvoir de nuisance. Il s’agit de l’Iran chiite, de la Méditerranée orientale au golfe Arabo-Persique, de la Corée du Nord en Asie orientale, de l’axe Cuba-Venezuela en Amérique latine, pour s’en tenir à quelques exemples. Que l’on songe en effet au potentiel de haine et de conflit que recèle l’Afrique subsaharienne.
À cet égard, il semble que nos « réalistes », tout à leur machiavélisme raisonné, négligent le cumul des passions (envie et ressentiment) et des colères, et l’interconnexion planétaire des foyers de conflit7. La convergence de ces lignes dramaturgiques, sur fond de précipitation (au sens chimique du terme) des enjeux démographiques et environnementaux, pourrait déboucher sur un ou plusieurs conflits d’envergure planétaire, peut-être qualifiés par les historiens de demain comme une grande guerre hégémonique8.
Dans l’immédiat, Pékin et Moscou conduisent contre l’Occident une bataille diplomatique mondiale pour s’assurer les faveurs des pays dits « non alignés » dans l’ensemble afro-asiatique, les premiers ciblés étant ceux d’Afrique et de la région Méditerranée / Moyen-Orient qui dépendent des céréales exportées par la Russie, sans omettre ses conseillers politiques, ses mercenaires (le groupe Wagner) et ses armements. N’oublions pas que plus de la moitié des États africains ont signé avec Moscou des partenariats militaro-industriels9. On sait par ailleurs l’importance des intérêts politiques et économiques chinois en Afrique.
Contre la politique du « dernier homme »
Sachons qu’il sera difficile de contrer la propagande anti-occidentale dans ce que l’on nomme désormais le « Sud global ». Nombre de ces pays dissimulent leur tropisme russe derrière une neutralité de façade. En fait, la Russie-Eurasie de Poutine, parfois dépeinte par certains de nos « réalistes » comme une Sainte Russie, renoue avec l’anticolonialisme, teinté de national-communisme, expérimenté par les bolcheviks au Congrès de Bakou, en septembre 1920, Zinoviev en appelant alors au djihad contre l’Occident et le capitalisme. Pour s’en convaincre, il suffit de se reporter au discours développé par les propagandistes russes et leurs agents locaux en Centrafrique et au Sahel, ou encore d’écouter le discours « anticolonialiste » de Lavrov, dans sa dernière tournée africaine10.
Engagés sur la pente savonnée du relativisme, les « réalistes » iront-ils jusqu’à faire amende honorable, rejoignant ainsi les courants « indigénistes » et « postcolonialistes » qui sévissent dans le monde occidental ? Ce serait peine perdue. La force d’un antiracisme dévoyé, de la dichotomie posée entre les « hommes-causes » (les Occidentaux, responsables de tout et de son contraire) et les « hommes-effets » (les hommes du tiers-monde, par essence innocents) l’emportera sur le narcissisme pénitentiel des uns, les petits calculs machiavéliques des autres.
En vérité, Pascal Bruckner, dans Le Sanglot de l’homme blanc, a tout dit sur cette question11. Et dans un monde où les quatre cinquièmes des populations vivent sous la coupe de pouvoirs despotiques et kleptocratiques, quand ils ne sont pas purement et simplement meurtriers, assimilons le fait que Pékin et Moscou ne sont pas las d’être diplomatiquement isolés. Dans des pays en proie de manière endémique à la guerre et à la misère, on devine d’ailleurs la joie mauvaise de certains, à l’idée de voir ruiner la Pax democratica européenne12. Bref, la repentance, même feinte, saperait lucidité et esprit de résistance, sans faire bouger la ligne diplomatique des « non-alignés ».
Bien entendu, il ne s’agit pas de se laisser enfermer derrière d’illusoires parapets, en renonçant à manœuvrer dans le monde afro-asiatique, mais il faudra revenir au projet post-guerre froide d’État de droit mondial, voire une nouvelle tour de Babel de l’après-guerre froide13.
Pour le dire en termes pascaliens, l’ordre de la chair n’est pas l’ordre de l’esprit, moins encore celui de la charité. Politiques et stratèges occidentaux auront à conjuguer goût des principes et sens des contingences. Une forme de classicisme politique donc, qui ne confondra pas le monde d’en bas avec les archétypes platoniciens.
Quelques mots enfin sur la lecture paresseuse de Francis Fukuyama par bien des « réalistes » qui parlent aujourd’hui du « retour de l’histoire ». La thèse de la « fin de l’histoire » n’est pas exempte d’une forme de Kulturpessimismus, les commentaires hâtifs faisant l’impasse sur la seconde partie du titre de l’ouvrage : La fin de l’histoire et le dernier homme (Flammarion, 1992). La forme sociale qu’il décrit comme aboutissement de la modernité occidentale est marquée par une réduction de la stature humaine et correspond à l’avènement du « dernier homme » prophétisé par Nietzsche (Ainsi parlait Zarathoustra, 1883-1885).
Le « dernier homme » est celui qui cligne de l’œil en sautillant, amenuise toutes choses et rapetisse la Terre à sa taille. Dénué de toute « ardeur de sentiment » (le thymos des Anciens), privé d’horizon de sens, il est animé par la seule conservation de soi et la satisfaction de ses besoins. « Nous avons inventé le bonheur », s’écrie-t-il, le regard vide.
D’une certaine manière, ce « dernier homme », face à la Russie-Eurasie, est confronté au « premier homme », celui d’avant l’État, au sens philosophico-historique du terme (un appareil de pouvoir du type opritchnina n’est pas un État digne de ce nom). Un retour au bellicisme heureux et sans frontières qui, dans les contrées occidentales, excite les contempteurs du « politiquement correct » (ces derniers se veulent également « réalistes »).
Or, que proposent bien des « réalistes », sinon une « politique du dernier homme » ? Arguant de l’inflation, du pouvoir d’achat et du commerce extérieur, ils parlent d’économie, jouent sur le syndrome victimaire (« On ne nous a pas dit que les sanctions allaient nous coûter cher ») et se font les hérauts de l’« apaisement ». Lors de la montée des périls, avant la Seconde Guerre mondiale, Georges Bernanos avait déjà pointé ces « nationaux », adeptes du « défaitisme national14 ».
En guise de conclusion
En conclusion, les « réalistes » ne sont pas à la hauteur des événements. Sur le plan théorique, les plus savants d’entre eux réduisent la politique internationale à une sorte de physique newtonienne, une simple mécanique des forces. Mais il ne suffit pas d’être « radiologue » et de considérer l’état du squelette, i.e. la structure abstraite des relations entre les États. Il faut également être « cardiologue » (« tout est question de flux, de sang, de vie ») et psychologue, afin de comprendre les visions du monde, les ambitions géopolitiques et les entreprises diplomatico-stratégiques qu’elles commandent. Quant au type vulgaire du « réaliste », il se résume à des platitudes sur les rapports de force et l’intérêt national, avant de sombrer dans une pseudo-géopolitique de Thénardier.
Si l’on veut développer le sens des réalités, relisons plutôt Machiavel. Derrière l’action des hommes, voilée ou faussée par des projections imaginaires, le Florentin voulait saisir la « vérité effective » des choses. Son « réalisme » consistait à anticiper tous les développements possibles des actes posés par les hommes. Dans le cas de la guerre conduite par la Russie en Ukraine, point de basculement d’un possible conflit hégémonique mondial, une telle approche laisse entrevoir l’abîme. De fait, Poutine conduit une stratégie au bord du gouffre. Il nous appartient donc de penser le pire, pour qu’il n’advienne pas. C’est l’une des leçons de Julien Freund, l’un de ces grands machiavéliens, défenseurs de la liberté, qui soulignait que tout ordre politique était porteur d’une éthique ; s’il se limitait au seul objectif d’autoconservation, ce serait le signe d’un profond déclin.
[^1] Différentes époques peuvent être distinguées dans le cours de l’Histoire, séparées par un événement majeur parfois dit « épochal ».